Qui le sait ? Au commencement de l’aventure des Archers, avant que la revue du même nom ne sorte de terre (en 2001), il y a un délire de fin de spectacle, comme une tournée de comptoir. Cette page est signée par la complicité entre Richard Martin et Wladyslaw Znorko. Une idée saugrenue surgit : plutôt que de passer par la fenêtre ou s’écorcher le poing en solitaire, pourquoi ne pas inventer une confrérie d’artistes, une parodie de société secrète, armée d’une minuscule flèche en or, capable de tous les exploits ?
Auto-portrait au chat par R.Martin, revue des Archers n°25
On initiera les nouveaux arrivants avec un breuvage plus ou moins mystérieux. On les décorera au cri de « mort aux cons! ». On deviendra une petite Internationale farfelue, joyeusement désorganisée, à l’esprit plutôt frasque de pataphysiciens que sermon sur la montagne surréaliste…Armand Gatti est dans le coup. Julos Beaucarne, idem. Léo Ferré, le grand frangin d’la night, bien sûr…Et puis ce Québecois, Raymond Lévesque (1928-2021), qui rapatrie une de ses compositions, inspirée par la guerre d’Algérie. Elle est promise à devenir un hymne pour les Archers de tous les continents qui rejoindront la joyeuse utopie.
Cette chanson en langue française sera portée par Eddie Constantine puis par les plus grands d’outre-océan, Félix Leclerc, Gilles Vigneault, Robert Charlebois. Elle fera le tour des plateaux et sera reprise en chœur par les publics des grands rassemblements pour la paix:
« Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts mon frère ».
Aujourd’hui, un jour après avoir appris la mort du compagnon de route et devancier, Richard Martin, je ne peux m’empêcher de rembobiner ce film, de m’accrocher à cette chanson comme une familière bouée de sauvetage, de repasser en boucle sur mon dictaphone la voix forte et chaude de l’Archer premier qui témoigne.
Les années ont passé depuis la scène d’origine. Et aujourd’hui, mon frère est mort. Et les soldats savent encore moins qu’hier comment on devient troubadours.
« Dans la grande chaîne de la vie
Où il fallait que nous passions
Où il fallait que nous soyons
Nous aurons eu la mauvaise partie »
La mauvaise partie ? Pour une part, sans doute, puisque les armes insistent, se propagent, insultent la chance de vivre ensemble. Pour une part seulement, car la chanson est née pour toujours pour courir dans les rues, elle ne nous sera plus ôtée. Car la pièce fut jouée, et la mémoire demeure. Car la revue des Archers à laquelle Richard Martin confiait régulièrement ses propres dessins, poursuit l’aventure, avec ses auteurs chercheurs d’or, et ses flèches de mots à décocher en salves contre l’absurde et la bêtise humaine. Et le théâtre Toursky est son port d’attache, sa terre d’accueil sans conditions, sa maison partagée, depuis plus de 20 ans, comme il l’est de des éditions Titanic-Toursky portées par Henri-Frédéric Blanc ou encore de l’association des Amis de Richard Martin.
En juin 2021, Richard Martin entouré pour fêter les 20 ans de la revue des Archers au festival Oh, ma parole!
De gauche à droite, Françoise Donadieu, Francis Kaigre, Emmanuelle Sarrouy, Dominique Sorrente, Richard Martin, Marie Follo, André Ughetto
La chanson de « la grande chaîne de la vie » se poursuivra. D’autres archers viendront, porteurs de ferveurs, de nouveau combats, d’embrassades en rasades.
Grâce à la volonté du fondateur, Richard Martin, qui choisit d’installer en 1971 son théâtre à Saint-Mauront, dans un des quartiers de Marseille les plus pauvres d’Europe, aujourd’hui encore. Grâce à son obstination de résistant, sa persévérance dans les combats à toute époque de sa vie, avec ses façons de défier le médiocre et l’assoupi. Grâce aussi à Tania Sourseva, co-fondatrice du Toursky, qui dès le commencement de l’aventure, incarnait l’âme de ce théâtre hors norme, nous n’oublierons pas que la partie fut belle.
Et nous continuerons d’apprendre de cette histoire de vie, entre autres choses, que la rencontre entre le réel et l’utopie est toujours à réinventer.
Flèche, carquois, cible, feu, trajectoire et sagesse et folie d’exister, archers des mots en éclats, orphelins mais résolus à poursuivre, c’est un peu tout cela que nous sommes aujourd’hui. Au-delà du chagrin et du vide.
À la manière de celui qui regardait toujours vers l’avant pour mieux viser le cœur à cœur.
Richard Martin, Archer premier.
Dominique Sorrente
Couverture du numéro 42 de la revue des Archers ( juin 2023)